Article écrit par Mr NeiL
Imaginez-vous un instant dans la peau poilue d’un castor contremaître. Non, pas celui qui gère les travaux de votre copropriété avec la délicatesse d’un rouleau compresseur, mais plutôt un rongeur architecte au service de Sa Majesté Castorina. Bienvenue dans Kingdom Crossing, le dernier-né de chez Sorry We Are French, où construire un pont devient plus compliqué qu’assembler un meuble suédois sans notice.
Une histoire de ponts… et de maux de tête
L’histoire commence dans le royaume de Clairesource, où tout allait pour le mieux dans le meilleur des mondes castoresques possibles. Sept ponts permettaient aux habitants de circuler librement entre les régions, chacune regorgeant de ressources spécifiques. Mais voilà, les tensions montent, les jalousies pointent leur museau, et la Reine décide de faire ses tournées diplomatiques. Le hic ? Impossible de parcourir tous les ponts une seule fois sans repasser par le même chemin. La faute au vieux mathématicien de la forêt qui débarque avec sa solution : construire un huitième pont. Et devinez qui va devoir s’en charger ? Vous, bien sûr.
Règles du jeu : Simple comme un barrage de castor… ou pas
Kingdom Crossing s’explique en quinze à vingt minutes, ce qui laisse présager un jeu accessible. Détrompez-vous, mes amis rongeurs ! Sous ses airs de jeu familial se cache un véritable casse-tête stratégique qui vous fera grincer des dents plus souvent qu’un tronc de chêne centenaire.
Le principe de base semble enfantin : parcourir le royaume sans jamais emprunter le même pont deux fois dans la même journée. Vos tuiles Action déterminent vos déplacements : certaines vous font traverser un pont, d’autres deux ou trois. À chaque fois que vous franchissez un pont, vous y placez un marqueur Patte pour indiquer votre passage. Et gare à vous si vous vous retrouvez coincé dans une région sans pouvoir repartir !
Une fois arrivé à destination, vous devez obligatoirement recruter un Personnage ou une Structure. Les Personnages appartiennent à cinq guildes différentes : les rusés Renards vous octroient du Prestige, les sages Hiboux rapportent de l’argent, les puissants Ours activent vos infrastructures, les fougueux Sangliers facilitent vos déplacements, et les dévoués Cerfs offrent des ressources supplémentaires.
Les Oiseaux ajoutent une couche de stratégie supplémentaire : chaque tour, ils se posent sur les cartes disponibles, offrant des bonus à qui les récupère en premier. Quant à la Montgolfière, elle devient votre bouée de sauvetage quand vous vous êtes bloqué dans un coin du plateau – moyennant finance, bien sûr.
Une partie mémorable : Les quatre mousquetaires de la construction
Permettez-moi de vous résumer notre dernière partie, qui nous a occupés pendant une heure quarante-cinq de pur délice masochiste. Nous étions quatre (pour des raisons d’anonymat des castors, les noms ont été changés): Marcel le Méticuleux, toujours à calculer ses coups trois tours à l’avance ; Gérard le Spontané, qui fonce tête baissée et s’en sort miraculeusement ; Bernard le Bougon, qui râle contre tout mais joue comme un chef ; et votre serviteur, tentant désespérément de garder la tête hors de l’eau.
Première manche : L’innocence perdue
Marcel débute en étudiant le plateau comme s’il préparait l’invasion de la Normandie. Il examine chaque pont, compte ses pièces deux fois, vérifie les cartes disponibles, puis finit par traverser un seul pont pour recruter un Hibou sage dans la région Nord. Résultat : il empoche des pièces et lance déjà sa machine économique. « Excellent début », marmonne-t-il en notant scrupuleusement ses revenus futurs.
Gérard fonce vers la région Ouest sans réfléchir, utilise sa tuile Action trois ponts d’un coup – paf, paf, paf – place ses marqueurs Patte comme si il semait des petits cailloux, et se retrouve face à un Sanglier fougueux. « C’est pas compliqué ce jeu », déclare-t-il en améliorant immédiatement une de ses tuiles Action. L’optimisme de la jeunesse…
Bernard, plus calculateur, opte pour une stratégie hybride. Il traverse deux ponts vers l’Est, récupère un Oiseau jaune au passage (et un petit bonus), et recrute un Bûcheron qui lui rapporte immédiatement du bois. « Pas mal », concède-t-il, « mais attendez de voir la suite. » Son air mystérieux nous inquiète déjà.
Quant à moi, je choisis la stratégie du « on verra bien ». Un pont vers le Sud, je récupère des champignons, et je me retrouve avec des ressources sans vraiment savoir quoi en faire. Premier tour, premier doute existentiel.
Deuxième manche : La mécanique s’enraye
Marcel continue son ballet économique en visitant la Reine, ce qui lui donne le jeton Premier Joueur et un bonus non négligeable. Il place méthodiquement sa première Maison et commence à accumuler les cartes Hibou comme un collectionneur compulsif. Ses revenus de guilde lui permettent déjà d’effectuer des actions Investissement à tour de bras.
Gérard découvre les joies de la planification forcée. Sa stratégie spontanée le mène dans une région où il ne peut recruter que des personnages hors de prix. Première utilisation de la Montgolfière : dix pièces pour se téléporter ailleurs ! « C’est un peu cher », admet-il, mais ça lui permet de récupérer un sculpteur et de commencer à décorer son plateau.
Bernard révèle ses talents de logisticien. Il optimise chaque déplacement, place ses marqueurs Patte avec une précision chirurgicale, et réussit à traverser ses six premiers ponts. Bonus de trois points de victoire ! « L’expérience, les jeunes », lance-t-il avec un sourire en coin.
Moi ? Je découvre que mes choix du premier tour étaient… discutables. Je galère à trouver des combinaisons efficaces et commence à comprendre pourquoi la Montgolfière coûte si cher. Premier achat de transport aérien de la partie, juste pour éviter de rester bloqué dans une région sans option viable.
Troisième manche : Les masques tombent
Les choses se corsent sérieusement. Marcel a constitué un véritable empire économique avec ses Hiboux : quatre cartes dans la colonne, ce qui lui donne deux actions Investissement gratuites à chaque phase de revenus. Il jongle entre l’accumulation de pièces et l’amélioration de ses tuiles Action. Sa piste d’Investissement grimpe régulièrement, promettant de gros points en fin de partie.
Gérard, après ses déboires de la manche précédente, a ajusté sa stratégie. Il mise tout sur les déplacements optimisés et les sangliers pour améliorer ses tuiles Action. Résultat : il peut maintenant traverser trois ponts et gagner des points de victoire dans la même action ! Ses objectifs pont commencent à tomber comme des dominos.
Bernard sort l’artillerie lourde. Il a discrètement accumulé des cartes ours et utilise maintenant leurs pouvoirs pour déclencher ses structures multiples fois par tour. Chaque manche, il active et réactive ses bâtiments, engrange les ressources et les points de victoire avec un timing parfait. Ses trois maisons sont déjà placées sur le plateau.
De mon côté, c’est la révélation tardive ! Je réalise enfin l’importance des objectifs Pont et me lance dans une course effrénée pour rattraper mon retard. Problème : les trois autres se les partagent déjà sous mon museau ébahi. Je me console en accumulant des cerfs pour sécuriser mes ressources de base.
Quatrième manche : L’apothéose du chaos organisé
La dernière manche est un festival de calculs savants et d’optimisations désespérées. Marcel, fidèle à lui-même, planifie ses quatre dernières actions comme une partie d’échecs. Il équilibre parfaitement l’accumulation de ressources pour ses cartes de Guilde et la finalisation de ses derniers Objectifs Pont. Ses Hiboux lui rapportent une fortune en points grace a ses déplacements sur la piste d’argent, ses structures sont optimisées au maximum.
Gérard transforme ses tuiles action améliorées en machine de guerre. Il enchaîne les déplacements complexes, récolte les derniers oiseaux disponibles, et réussit un final en beauté avec une combo sangliers qui lui fait gagner des points supplémentaires. Sa spontanéité apparente cache en fait une intuition tactique redoutable.
Bernard dévoile enfin sa stratégie secrète : il a constitué des paires parfaites dans chaque guilde, optimisant ses revenus au maximum. Ses ours déclenchent une cascade d’effets de structures qui lui rapportent ressources et points à chaque manche. Le bougonnement était une façade, le bougre !
Quant à moi, je tente un finish héroïque avec mes cerfs accumulés. Je vise les dernières ressources nécessaires pour les faveurs de la reine et j’espère que mes décorations de plateau me sauveront au décompte final. Spoiler : ça ne suffira pas.
Le décompte final : Arithmétique et larmes
Le décompte des points ressemble à un cours de mathématiques appliquées. Marcel sort sa calculatrice (si si, il en a vraiment une), Gérard compte sur ses doigts avec application, Bernard griffonne des calculs sur un bout de papier, et moi je fais semblant de comprendre.
Marcel remporte la partie avec 119 points, fruit de sa stratégie économique implacable. Ses investissements et ses Hiboux lui ont rapporté gros, ses Structures sont valorisées au maximum grâce à ses ressources équilibrées.
Gérard termine deuxième avec 102 points, sa stratégie de déplacement optimisé et ses sangliers ayant payé. Ses tuiles Action améliorées et ses objectifs pont bien choisis lui ont permis de rester dans la course.
Bernard, troisième avec 94 points, a brillé par sa régularité. Ses combos ours-structures et sa gestion parfaite des revenus de guilde lui ont assuré un score solide et constant.
Et moi ? Quatrième avec 91 points, mais avec le sourire ! Ma découverte tardive des mécaniques du jeu m’a au moins permis de comprendre pourquoi je perdais. Progression assurée pour la prochaine fois ! (Spoiler 2 : J’ai perdu aussi à la suivante)
Le verdict du terrier
Kingdom Crossing vous fera vivre des montagnes russes émotionnelles. Un coup vous vous sentez malin comme un renard (de la guilde éponyme), le suivant vous êtes coincés comme un castor dans un barrage mal conçu. Les règles semblent accessibles, mais la courbe d’apprentissage est plus raide qu’une digue en construction.
Le matériel est somptueux, les illustrations de David Sitbon donnent vie à ce petit royaume forestier, et la mécanique de déplacement avec les marqueurs patte ajoute une tension constante. Chaque décision compte, chaque pont traversé peut déterminer votre victoire ou votre échec. L’interaction entre les différentes mécaniques – guildes, ressources, objectifs, revenus – crée une profondeur stratégique remarquable.
Attention cependant : ce jeu ne pardonne pas les erreurs de calcul. Une mauvaise séquence de déplacements peut vous bloquer, et la planification à long terme est indispensable. Prévoyez des aspirines pour les joueurs perfectionnistes et des mouchoirs pour ceux qui pleurent sur leur stratégie ratée.
Kingdom Crossing transforme la construction d’un simple pont en épopée homérique, où seuls les plus astucieux survivent aux méandres de la rivière Cristalline. Un conseil d’ami castor : avant de vous lancer dans cette aventure, assurez-vous d’avoir l’esprit aussi affûté que des dents de rongeur et la patience d’un moine bûcheron. Sinon, contentez-vous de regarder les autres jouer… depuis le fond de votre terrier, avec un bon stock de bois à grignoter pour passer la frustration.
J’ai testé ce petit bijou dans deux configurations : à 4 joueurs (où tout le monde se bat comme des chiffonniers civilisés) et à 2 joueurs (où c’est carrément la guerre froide des volatiles). À 4, ça roule comme sur des roulettes huilées au beurre de cacahuète, mais à 2… oh là là ! C’est un véritable carnage ornithologique ! Les oiseaux se font plus rares qu’un politicien honnête en période électorale. On se croirait dans un épisode de « Koh-Lanta : spécial basse-cour » !
Le seul petit couac à 2 joueurs, c’est que les cartes tournent moins vite qu’un escargot en grève. Peut-être qu’il faudrait virer les cartes où traînent encore des oiseaux en fin de manche, comme on enlève les invités qui s’incrustent après une soirée. Enfin, j’imagine que l’équipe de SWAF a dû cogiter là-dessus avec leurs neurones de génie ludique !
Bref, que ce soit à 2 ou 4 joueurs, ce jeu est plus addictif qu’une série Netflix un dimanche pluvieux. Loin de la complexité cérébrale de leurs précédentes sorties (Iki ou Zhanguo, ces monstres qui font suer les méninges), Kingdom Crossing nous donne du fil à retordre sans nous transformer le cerveau en purée de petits pois. Un régal !
1–4 joueurs, 14 ans et +, 45–90 Min
Complexité BGG : 3.00 / 5
Auteurs: Marco Canetta, Stefania Niccolini
Illustrateur: David Sitbon
Editeur: Sorry We Are French (boite offerte à Mr NeiL)
Disponible en boutique le 17 octobre chez Ludum et Philibert
Je laisse un commentaire pour féliciter le rédacteur. Un texte très agréable à lire et qui donne une bonne idée du jeu – quoique probablement trop calculatoire pour moi.
Merci beaucoup. Oui, il faut bien programmer ses déplacements, c’est sûr, mais le jeu est vraiment très agréable à jouer. Si vous avez la possibilité sur un salon, n’hésitez pas, foncez.